Nous reproduisons ici le point de vue des Gilets Jaunes du Piémont Cévenol (groupes de Quissac et de St Hippolyte du Fort réunis). Ils ont parmi eux un écrivain qui leur a fait part de ce texte de sa composition aux accents situationnistes et soixante-huitards qu’ils ont adopté comme position de leur groupe au regard des élections qui viennent (présidentielle et législative). Nous le trouvons intéressant et bien écrit, cela ne veut pas dire que nous partageons toutes les idées qui y sont exprimées.
Douce France – Face au bulletin de vote, quelle croix ou quelle abstention ?
Elections piège à cons. Même quand les cons votent de moins en moins, sévit toujours l’arnaque historique du parlementarisme que l’ancienne classe bourgeoise a imposé aux sociétés productivistes. Face à la croissante volonté émancipatrice des peuples, la démocratie parlementaire est apparue comme une alternative au déferlement planétaire des despotismes, des dictatures et des totalitarismes.
Le cynisme paternaliste de Churchill a bien défini l’ambigüe qualité de la démocratie parlementaire : « Le pire des gouvernements, exceptés tous les autres ». Son humour british oubliait, toutefois, comme par hasard, l’existence historique de la démocratie directe, mais aussi de noter que par la démocratie représentative on peut manipuler un peuple et le domestiquer par la propagande mieux que par la violence, comme des bergers guident vers l’enclos un troupeau de brebis avec l’aide précieuse de l’aboiement de leurs chiens de garde.
D’ailleurs, les racines du piège et de l’arnaque cachés dans le mot démocratie remontent à la volonté des oligarques athéniens (les ennemis du peuple dénoncés par les révolutionnaires français de 1789), en mal de pouvoir tyrannique. Pour manipuler le peuple (δῆμός, démos) qui se révolta contre leur despotisme totalitaire, les oligarques d’antan appelèrent démocratie le projet d’émancipation citoyenne. Car dans le grec ancien le kratos définissait le pouvoir imposé, bête et méchant comme celui d’une populace meurtrière qui s’insurge redoutablement. En revanche, l’oligarchie se dit porteuse de l’arkè, ce pouvoir bienveillant qui rappelle le partage et qui se présente comme le choix des meilleurs (les premiers de cordée) sinon du meilleur de tous : le seigneur sacralisé par un dieu (lui aussi sacré, comme par hasard) gouvernant du ciel l’univers tout entier. De là-haut, ce mâle tout-puissant nous envoie – en offre spéciale – cet autocrate royal qui incarne la liaison dangereuse entre la divinité céleste imaginaire et le pouvoir bien terrestre (mais en odeur de sainteté) du monarque, ce roi bon et juste (maître du droit de vie, de mort et de cuissage sur ses sujets – corvées, impôts, guerres, pauvreté, famine, prison et désespoir inclus).
Foutaises inouïes, mais la manipulation d’un quelque intellectualisme – intelligence séparée du corps vivant – nous accable toujours. Son suprématisme glisse de Dieu au chef de guerre, au philosophe. Comment douter de l’intellectualisme de Sartre qui dans sa vie n’a pas perdu une occasion pour faire toujours les mauvais choix après mûres réflexions idéologiques ? Ambigu face au fascisme, avant de devenir le philosophe nauséabond de la régression totalitaire maoïste, l’étiquette de libération qui dominait son itinéraire idéologique a fini par se noyer dans le confusionnisme.
Dans leur pensée séparée du corps individuel et social, les intellectuels inorganiques sont toujours confrontés aux vérités altérées par leurs mensonges opportunistes. Plus ils sont doués du discours, du stylo et aujourd’hui du clavier, mieux ils échafaudent des plaidoiries spectaculaires en trompant surtout tous ceux qui raffolent d’être trompés – les serviteurs volontaires de toutes les idéologies. Ils concourent ainsi au prix Nobel de la paix ou, éventuellement, au titre d’ennemi public spectaculaire numéro un, gourmands accaparateurs boulimiques de la gloire, de l’argent et des honneurs qui circulent dans les microcosmes du marché intellectuel global.
Certes, au temps du Mouvement des Occupations de Mai 68, dénoncer le piège à cons qui se cache derrière les élections était une alerte louable quand cela n’a pas servi à monter la mayonnaise d’un extrémisme gauchiste en décomposition, incapable de cette radicalité qui fut la poésie révolutionnaire d’une époque désormais révolue mais plus actuelle que jamais, dont certains intellectuels se remplissent encore la bouche pour mieux cracher dans la boîte de Pandore de la récupération.
Face à un vote destiné à élire l’ennemi du peuple qui prendra la place du précédant dans la pantomime d’une démocratie représentative où le citoyen n’a ni le kratos ni l’arkè, s’abstenir est la réponse immédiate qui vient à l’esprit. Arrêtons la mascarade ! Comment ne pas être d’accord ?
Dommage que la mascarade ne s’arrête pas, pour autant, même si les cons qui se déplacent pour voter se réduisent à peau de chagrin. Fidèles à leur nom, ils ne nécessitent pas d’être très lucides ni en grand nombre, mais ils sont les pestiférés les plus vindicatifs et les plus volontaires dans la servitude. Ainsi, une poignée d’électeurs suffit pour élire un lumineux ami du peuple imaginaire qui va marcher jusqu’au Panthéon pour assurer la population spectatrice de sa bienveillance, bardé de son savoir prétendu et de sa connaissance de tous les dossiers. Une fois 1968 refoulé, n’importe quel élu de la République post gaullienne, de Mitterrand à Macron, a assuré l’arnaque républicaine. Le prochain sera-t-il bio, à circuit court ? Ce serait un pied de nez supplémentaire à l’écologie dont tous se revendiquent, en s’en foutant royalement, entre un spray au glyphosate et quelques petites centrales nucléaires à la clé, question de rendre lumineux les futurs cimetières du vivant. Au nom de la lutte contre le réchauffement climatique, bien sûr ! Ou alors, est-ce que c’est le tour de celui qui veut imposer aux Français issus de l’immigration de changer leur nom barbare par un patronyme local qui sent bon la baguette et non pas le couscous ?
Ne pas voter soulage nos tristounettes consciences radicales qui ont longuement cru à la révolution sociale imminente, ignorant les abattoirs dont on dénonce maintenant les crimes contre l’animalité, tout en s’empiffrant toujours de viande souffrante et frelatée. Car le crime de lèse animalité n’est pas à l’ordre du jour et je ne suis pas certain qu’il le sera jamais pour une espèce omnivore qui a toujours été autant végétarienne que carnivore. On aura beau faire et surtout beau dire, les cons existeront toujours ainsi que l’envie de viande, du moins pour un bon nombre. Les tuer tous, ce serait ajouter le crime au crime sans changer la donne, car la vie est une contradiction que les intellectuels, les militants et les dévots prétendent faire dépasser aux autres pour mieux continuer à chérir la leur.
La contradiction est partout, mais la cohérence existe et l’humanité aussi, avec sa tendance à l’entraide, à la solidarité et à la magie naturelle de l’amour qui apprend à qui le découvre que le don est l’action révolutionnaire la plus agréable pour profiter de la vie – quand on n’est pas en manque, quand on ne se contente pas d’une misérable domination suprématiste qui frelate la puissance vitale en pouvoir social.
Que ce soit le don de soi pour le plaisir qu’il comporte, ou celui des biens dont on se réjouit quand on s’embrasse dans le partage, le don est le véritable équivalent général d’une économie humaine. Cependant, l’être humain est multiple et chacun est différent. Il faut donc une organisation acratique de la societé pour éviter que l’instinct prédateur ne prenne le dessus. Or, il n’y a que deux manières de s’y prendre : la logique suprématiste en quête de pouvoir pour dominer le monde, qui favorise toujours le patriarcat productiviste ; ou l’organisation acratique d’un monde pacifié par l’entraide où les différences soient respectées sans leur concéder aucun autre pouvoir que celui d’exister et d’être pratiquées dans le respect réciproque, sans domination. Voilà un raccourci essentiel de la démocratie directe. Qui dit mieux ?
En ce moment particulier, face à l’illusion et au leurre de la démocratie parlementaire qu’impose la continuité de son pouvoir par la liturgie électorale, ne pas voter ou voter suivant sa vertu idéologique c’est faire comme si nous étions déjà dans le monde de demain où les volontés et les différences de chacun seront effectivement respectées. Or, nous n’y sommes pas et il faudra lutter pour y arriver. Oui, mais comment, avec quelle stratégie qui ne reproduise pas les défaites et les erreurs du passé ? Dés son début, le parlementarisme a organisé la ghettoïsation des opinions par la perverse création binaire de la droite et de la gauche. Depuis, un pouvoir indifférencié se nourrit des différences idéologiques pour entretenir son uniformité intime et indiscutable. Ils ont coupé bien des têtes au nom des idées, ils n’ont pas pu éliminer les différences dans la pratique des jouissances sans éliminer la jouissance. Ils ont donc dévitalisé les idées en les séparant des corps vivants, en faisant de leur paix un désert émotionnel et de leurs guerres une confrontation tragique entre des masses de victimes (les peuples) et des hordes d’agresseurs meurtriers (les guerriers) au service de la domination et des docteurs Folamour en place.
Ainsi la rage du taureau populaire s’acharne contre la muleta du toréador capitaliste sans aucune chance d’échapper à la mise à mort. La magie noire de la corrida démocratique consiste en sa capacité à ghettoïser les conflits dans l’idéologie en manipulant un consensus fictif par le biais d’élections où le choix est réduit a priori entre le pareil et le même, avec l’unique option du pire ou du moins pire. Or, sur toute la planète, les véritables luttes pour l’émancipation prennent de plus en plus la direction de l’autogestion de la vie. C’est-à-dire, la tendance à la participation non pas au spectacle qui nous est imposé, mais au pari de son dépassement. Ce fut cela la partie radicale de ce mouvement des Gilets jaunes qui a porté dans sa chair tout et son contraire. Car il fut la réaction spontanée à une société dénaturée où les ronds-points, prévus pour y passer pendant une très courte unité de temps sans jamais s’y arrêter, sont devenus la dernière agora possible d’une civilisation productiviste aux abois. Ce stop convivial aux ronds-points et leur socialisation réinventée, furent un moment poétique particulièrement émouvant qui a redonné vie à la désobéissance civile. C’est pour cette raison que le pouvoir s’est tellement empressé de les combattre, de les interdire, de les supprimer avec un acharnement jamais employé contre les mythiques casseurs qui ont nourri sa propagande en faveur de la domestication généralisée.
Comme tout mouvement spontané, les Gilets jaunes ont inclus le meilleur et le pire, permettant à chacun d’y trouver ce qu’il cherchait. Les survivants et les héritiers de l’ancien Mouvement des Occupations de mai 68 (expression accomplie de la radicalité d’une époque) ont pu y reconnaître une sorte de renaissance, mais qui comme moi, sans illusions ni certitudes, a traversé et vécu de l’intérieur ce mouvement imprévu et imprévisible, a pu y retrouver ce qu’il cherchait autant que ce qu’il ne peut pas supporter : l’expérimentation sincère d’une autogestion généralisée de la vie quotidienne, un désir authentique d’émancipation, des échanges chaleureux, une véritable organisation horizontale acratique de démocratie directe, mais aussi des grenouilles de bénitier, des mystiques paranoïaques, des insurrectionalistes du dimanche, des staliniens, des fascistes et autres pathologies sociales. Cela est inévitable et pas étonnant, ni trop grave non plus, même si ce mélange confusionniste nourrit la propagande d’Etat contre la moindre volonté d’émancipation.

Maintenant que le mouvement d’origine, sans chefs ni porte-paroles autoproclamés, s’est dilué dans les dédales du spectacle politique, pandémique et guerrier, de rares brebis galeuses émergent à la solde de la liturgie électorale, porte-paroles méprisables d’un délire fascisant qui ressurgit de ses cendres moisies. Néanmoins, la vie est toujours là, et nous aussi. L’envie d’autogestion reste un projet concret et redoutable pour l’entière civilisation productiviste aux abois sur toute la planète, alors qu’on se prend en pleine figure le réchauffement climatique qui marquera d’une manière ou d’une autre la fin de la civilisation productiviste. En prime, sans avoir rien demandé, on a droit aussi à une belle guerre possiblement nucléaire, pendant que la pandémie est toujours là, même si on n’en parle presque plus.
Alors, élections piège à cons, sans doute. Mais, vu la situation, tout en refusant l’arnaque électoraliste, on peut, peut-être, pour ne pas mourir idiot, envisager de voter une dernière (ou première) fois pour le « monarque » le plus approprié afin de pouvoir ensuite gagner, sans la faire, la seule guerre qui est la nôtre : celle contre les souteneurs du vieux monde qui utilisent tout – l’économie politique, la pandémie, la guerre – pour continuer à exercer leur pouvoir comme si l’effondrement de la société marchande planétaire n’était qu’une crise passagère, alors qu’il est la fin d’un monde dont il est urgent de décider à quel dépassement le vouer.
Et si, dans des ronds-points ou ailleurs, on décidait d’être là pour choisir tous ensemble, en assemblées autogérées, qui faire élire comme dernier Président de la République afin d’archiver ensuite l’Etat au nom de la démocratie directe, des Conseils et de l’autogestion généralisée de la vie quotidienne, du local au national et au planétaire ? Est ce que c’est fou d’envisager que les cons de tous bords et de tous les pays qui vomissent toutes les idéologies, puissent se mettre d’accord pour déclarer la démoAcratie populaire contre tous les despotismes idéologiques propagés par les fascistes de tout bord, les libéraux de droite ou de gauches, les gauchistes qui ne conçoivent pas de société humaine acratique, organisée sans Etat ? On pourrait, alors, choisir de voter, pour une fois, avec cohérence. Non pas pour une absurde union de la gauche mais pour son dépassement, vigilant à ce que l’heureuxélu ne trahisse pas la volonté acratique du peuple par des réflexes rétro-bolcheviques. On choisirait, alors, non pas un énième chef de « notre parti » inexistant, mais l’« ennemi » préférable pour la Commune à bâtir, le meilleur non pas pour gouverner un monde en ruine, mais pour faciliter l’abrogation de la démocratie spectaculaire et proclamer le début de la démoAcratie internationale par des Constitutions partageant le même esprit d’entraide, rédigées collectivement et de façon autonome sous le contrôle des assemblées citoyennes.
Voter Mélenchon ? La question se pose très sérieusement, malgré la date !
1 avril 2022